Viticulture moderne à l’épreuve de l’agroécologie : mythe ou nouvel horizon ?

21/06/2025

Comprendre l’agroécologie et la viticulture moderne : deux mondes qui s’opposent ?

La viticulture, secteur emblématique de l’agriculture française et européenne, est en mutation profonde. Face à l’urgence climatique, aux attentes sociétales et à des pressions économiques croissantes, la question du modèle domine les débats. Faut-il continuer à moderniser la viticulture sur un mode intensif, ou amorcer une transition vers l’agroécologie ? À première vue, ces deux visions semblent antagonistes. Mais est-ce si simple ?

L’agroécologie, telle que définie par la FAO et l’INRAE, va bien au-delà d’un simple cahier des charges : elle vise à concevoir des systèmes agricoles s’appuyant sur les fonctionnalités offertes par les écosystèmes, tout en préservant la biodiversité, les ressources naturelles et la santé humaine. Elle promeut la diversification des cultures, l’intégration des haies, des couverts végétaux, le respect des sols et la limitation des intrants de synthèse.

À l’opposé, la viticulture moderne a reposé, depuis les années 1970, sur la mécanisation, un recours massif aux produits phytosanitaires, l’homogénéisation des cépages et des pratiques, dans le but d’assurer rendements stables, qualité organoleptique constante et compétitivité mondiale. Avec 7,3 millions d’hectares dans le monde en 2022 (source : OIV), la vigne concentre désormais un usage significatif de pesticides : en France, même si la vigne ne représente que 3 % des surfaces agricoles, elle absorbe 20 % des phytosanitaires (source : Ecophyto).

Les ponts entre agroécologie et viticulture : initiatives et méthodes

Au-delà de l’opposition de principes, la mise en œuvre d’une viticulture agroécologique est aujourd’hui une réalité sur nombre de domaines, en France comme à l’international. Plusieurs axes forment la base de cette mutation :

  • Réintégration de la biodiversité : Maillage bocager, haies diversifiées et jachères florales. Selon l’IFV, la réintroduction de haies autour des parcelles contribue à réduire de 30 % les infestations de ravageurs en faisant revenir une faune auxiliaire.
  • Gestion des sols vivants : Le semis de couverts végétaux, pratique encore marginale il y a 20 ans, concerne aujourd’hui près de 38 % des surfaces en viticulture biologique (Source : Agence Bio – chiffres 2022). Les couverts favorisent la structure et la fertilité des sols, limitent l’érosion – un enjeu crucial alors que 25 % des sols viticoles du pourtour méditerranéen sont menacés d’érosion sévère (source : INRAE).
  • Réduction des intrants : Par substitution (bouillie bordelaise, préparations à base de plantes) et optimisation technique (OAD, capteurs météo, pulvérisateurs à confinement), l’utilisation des phytosanitaires en France a baissé de 45 % sur les exploitations engagées en bio depuis 2009 (source : Agence Bio).
  • Vigne associée et agroforesterie : Certains domaines pionniers, comme le Château Palmer à Margaux, testent l’association de la vigne avec arbres fruitiers ou d’essences locales. Ces systèmes complexes favorisent la résilience face au changement climatique, tout en complexifiant la gestion technique.

Si ces pratiques posent des défis logistiques, elles s’inscrivent dans une volonté affirmée du secteur de réinventer son modèle. Le succès du label « HVE » (Haute Valeur Environnementale) et la progression constante des exploitations certifiées bio (15,9 % du vignoble français en 2022, contre 9 % en 2016 selon Agence Bio) en témoignent.

Enjeux économiques et techniques : la transition agroécologique met-elle la rentabilité en péril ?

L’un des arguments fréquemment avancés contre l’agroécologie en viticulture est celui de la baisse de rendement et de la hausse des coûts de production. Un point complexe : selon l’IFV, les rendements en bio sont en moyenne, sur 10 ans, inférieurs de 20 à 30 % à ceux de la viticulture conventionnelle, en raison notamment de la sensibilité accrue aux maladies fongiques lors d’années à forte pression (source IFV, 2021).

Un autre frein se situe sur le coût de la main d’œuvre. La réduction du désherbage chimique, le recours aux enherbements ou à la taille raisonnée nécessitent souvent plus de passages et une main d’œuvre plus qualifiée. Selon la Chambre d’Agriculture de Nouvelle-Aquitaine, le passage d’un modèle conventionnel à un modèle agroécologique peut générer un surcoût de 600 à 1500 €/ha/an.

Toutefois, ces surcoûts sont parfois compensés par :

  • La montée en gamme et la valorisation sur le marché (vins bio, labels environnementaux)
  • Une réduction progressive de certains intrants coûteux (engrais, pesticides) et de la dépendance à des énergies fossiles désormais instables en prix
  • L’ouverture à des débouchés à l’export dans des marchés sensibles à la santé et aux questions environnementales : en 2022, 19 % des vins français exportés en Allemagne étaient certifiés bio (source Agence Bio)

Des études longitudinales comme le projet Life VinAdapt dans le Languedoc montrent ainsi que la rentabilité d'une viticulture agroécologique devient compétitive après 5 à 8 ans de conversion, sous condition d’une adaptation fine au terroir et à la demande.

Enfin, point central : la résilience. Les canicules, sécheresses extrêmes et maladies émergentes (flavescence dorée, black rot) bouleversent les équilibres techniques. En multipliant les leviers biologiques et les ajustements de pratiques, l’agroécologie apporte des réponses à la fois défensives et adaptatives à cette accélération du changement climatique.

Cas concrets et retours d’expériences

De nombreux exemples illustrent sur le terrain ce mariage entre agroécologie et viticulture moderne. Voici quelques retours significatifs, appuyés sur des données récentes :

La Champagne : vers un vignoble « zéro herbicide »

Région parmi les plus intensives de France, la Champagne a lancé en 2017 le plan « zéro herbicide » à l’horizon 2025 pour l’ensemble de son vignoble (source : Comité Champagne). Résultat : l’emploi des herbicides a été réduit de 85 % en 6 ans, grâce à la généralisation du binage mécanique, de l’enherbement inter-rang et au développement d’outils connectés pour optimiser l’application ciblée.

Un impact mesurable : selon l’Observatoire régional des pesticides, la présence de glyphosate dans les nappes superficielles a diminué de 37 % entre 2017 et 2022.

Le Beaujolais et la gestion de la biodiversité

À Odenas, le domaine de Robert Perroud expérimente depuis 2016 la plantation de bandes fleuries et la réintroduction de moutons pour entretenir le sous-rang. Résultat sur 5 hectares enherbés : baisse de 28 % des attaques de cicadelles vertes (vecteur de la flavescence dorée), augmentation de la biodiversité floristique et 22 % de passages de tracteur en moins pour l’entretien mécanique (source : Vignerons indépendants).

Diversité des cépages et adaptation variétale

L’agroécologie conduit aussi les viticulteurs à réinterroger leur encépagement. En Alsace, une quinzaine de domaines testent depuis 2017 le retour de cépages anciens à haute résistance fongique (floréal, vidoc, artaban), permettant de diminuer de 80 % les traitements phytosanitaires par rapport à un pinot gris classique (source : INRAE, 2023).

Défis persistants et limites à lever

Si l’engagement en faveur de l’agroécologie s’accélère, des freins techniques, réglementaires et même sociologiques demeurent :

  • L’entretien des sols en climat humide : Dans certaines régions (Bordelais, Val de Loire), le recours au désherbage mécanique se heurte à l’humidité des sols, fragilisant les ceps et compliquant le passage des engins.
  • Cadre législatif sur l’agroforesterie : Beaucoup de règles d’AOC limitent la plantation d’arbres ou d’espèces intercalaires sur les parcelles classées, freinant l’innovation agroécologique.
  • Manque de formation et d’accompagnement : 73 % des viticulteurs français déclarent manquer d’appui technique pour engager une conversion agroécologique (source : sondage FranceAgriMer 2022). L’écart générationnel et le manque de références locales restent importants.
  • Coexistence d’approches multiples : Même au sein des structures bio ou HVE, la diversité des pratiques reste forte : l’agroécologie n’est pas un mode d’emploi unique, mais une démarche d’amélioration continue, adaptée au contexte local.

Perspectives : concilier innovation technologique et exigences agroécologiques

L’avenir de la viticulture pourrait ne pas se situer dans une opposition entre modernité et agroécologie, mais dans l’invention d’une « viticulture régénérative », misant sur la complémentarité entre biologie, numérique et tradition.

L’apport du numérique (Outils d’Aide à la Décision, télédétection par drone), des robots pour la gestion du sol ou la récolte de précision, ou encore la sélection assistée par génomique de cépages plus résistants, sont autant de solutions qui rendent l’agroécologie plus accessible et moins risquée économiquement.

Les retours d’expérience confirment que l’adoption de l’agroécologie répond à la fois à un impératif économique (coût des intrants, volatilité des marchés) et à la nécessité de restaurer l’image de la filière auprès du public. L’enjeu : garder une longueur d’avance, face aux attentes des consommateurs, aux aléas climatiques croissants et aux évolutions réglementaires.

Dans les années à venir, la compatibilité entre agroécologie et viticulture moderne dépendra de la capacité du secteur à financer la R&D, à mutualiser les apprentissages, à réinventer la formation et à dialoguer avec les citoyens. L’innovation n’est pas l’ennemie de l’agroécologie, mais son principal catalyseur.

Sources :

  • INRAE, « Agroécologie, un concept à la croisée des sciences »
  • IFV (Institut Français de la Vigne et du Vin)
  • Agence Bio, chiffres 2022
  • Comité Champagne, Observatoire régional des pesticides, 2022
  • FranceAgriMer, Sondage 2022
  • OIV, rapport statistique mondial

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