Moins d’intrants chimiques, plus de résilience : les clés de la transition agroécologique

15/06/2025

L’agroécologie, levier stratégique face à la dépendance aux intrants chimiques

Depuis plusieurs décennies, le secteur agricole européen – et français en particulier – s’est développé grâce à l’utilisation massive d’intrants chimiques : engrais de synthèse, produits phytosanitaires, régulateurs de croissance. Ce modèle, basé sur l’intensification des rendements à court terme, a pourtant montré ses limites : pollution des eaux, perte de biodiversité, émissions de gaz à effet de serre, baisse de la fertilité des sols. Selon le rapport de l’INRAE de 2019, l’agriculture est responsable de près de 50 % des émissions d’azote réactif en France, principalement issues des engrais azotés de synthèse.

Pourtant, depuis une dizaine d’années, un nombre croissant d’exploitations s’engagent dans une transition agroécologique. L’objectif ? Réduire (voire s’affranchir) de la dépendance aux intrants, sans sacrifier la production alimentaire. Mais comment l’agroécologie s’y prend-elle concrètement ? Quelles sont les approches efficaces ? Quels résultats ont déjà été observés en France et en Europe ? Ce sont ces questions qui seront explorées en profondeur dans cet article.

Intrants chimiques : comprendre la dépendance – et ses conséquences

Les intrants chimiques regroupent principalement :

  • Les engrais de synthèse (azote, phosphore, potassium) : indispensables pour booster la croissance des cultures, mais très énergivores à la fabrication et responsables d’importantes pollutions diffuses (nitrates, phosphates).
  • Produits phytosanitaires (pesticides, herbicides, fongicides) : ils permettent la protection contre maladies et ravageurs, au prix d’un impact environnemental marqué (contamination des eaux, résistance des bioagresseurs, effets sur la faune utile).

Cette « dépendance » se traduit par un usage massif : selon le rapport du ministère de l’Agriculture, la France a consommé près de 2,2 millions de tonnes d’engrais en 2022 (source : Agreste, 2023) et reste le premier utilisateur de pesticides dans l’Union européenne (près de 62 700 tonnes vendues en 2022).

Outre l’empreinte environnementale, la volatilité du prix des engrais et des phytos expose directement la rentabilité des exploitations. La flambée des prix de l’urée (+78% en 2022, selon le site Terre-net) à la suite de la guerre en Ukraine l’a brutalement rappelé. La résilience à ces aléas devient donc un enjeu central.

Les principes fondamentaux de l’agroécologie

L’agroécologie s’appuie sur une vision globale et systémique de la production agricole, articulant progrès agronomique, respect de l’environnement et viabilité économique. Parmi ses principes structurants :

  • Optimisation des processus écologiques : privilégier le « travail » des écosystèmes (cycles des nutriments, régulation naturelle des bioagresseurs) plutôt que l’apport externe d’intrants.
  • Diversification : mettre à profit la diversité des plantes, des cycles et des pratiques pour enlever aux ravageurs et maladies le « confort prévisible » de la monoculture.
  • Valorisation des ressources locales : retour des matières organiques, utilisation de couverts végétaux, gestion adaptée de l’eau, intégration de l’élevage.

Ce changement de paradigme vise non seulement à limiter, mais aussi à « remplacer » les intrants de synthèse par des processus naturels et des innovations agronomiques.

Réduire les engrais chimiques : la fertilité du sol à l’honneur

L’une des pierres angulaires de l’agroécologie est la gestion de la fertilité des sols. Plusieurs leviers se distinguent :

1. Les apports organiques : redonner vie au sol

  • Matières organiques animales et végétales : compost, fumier, digestats de méthanisation, pailles. Ces apports « alimentent » le sol et stimulent la vie microbienne, qui minéralise et libère l’azote, le phosphore et le potassium utile aux plantes.
  • Témoignage : Plusieurs coopératives du Grand Est ont observé une baisse de 30 % des besoins en engrais minéraux sur blé après trois années d’intensification des apports organiques (source : Chambre d’agriculture de la Marne, 2022).

2. La gestion des intercultures et des couverts végétaux

  • Les couverts végétaux semés l’hiver (mélanges de légumineuses, crucifères, graminées) piègent l’azote résiduel et, dans le cas des légumineuses, fixent l’azote de l’air (symbiose bactérienne avec Rhizobium).
  • En 2022-2023, ce sont plus de 1,2 million d’hectares de couverts végétaux qui ont été semés en France (selon Terres Innovantes, 2023), contribuant à une baisse mesurée de 15 à 40 % des apports en azote de synthèse selon les cultures étudiées.

3. La rotation des cultures

  • Alternance céréales/légumineuses/oléagineux : la diversité les cultures rompt le cycle des maladies, limite la pression des ravageurs et optimise l'utilisation du sol et des nutriments.
  • Une étude du CNRS à Lusignan (2022) a montré que l’introduction de deux années de luzerne permettait de réduire de moitié les apports d’engrais azotés sur maïs, sans perte de rendement.

Maitriser les bioagresseurs sans pesticides : les solutions agroécologiques

L’agroécologie mise sur la prévention et la gestion intégrée (Integrated Pest Management – IPM), selon plusieurs approches scientifiques :

1. Favoriser la biodiversité fonctionnelle

  • Rotation des cultures : comme vu précédemment, casser la monoculture réduit la prolifération des bioagresseurs adaptés à une seule espèce.
  • Bandes fleuries et haies : elles favorisent l’installation d’auxiliaires (coccinelles, syrphes, araignées, chauves-souris) qui régulent pucerons, chenilles et ravageurs. Des travaux menés par l’INRAE (2018) montrent une réduction jusqu’à 70% de l’intensité des attaques de pucerons sur blé à proximité de bandes fleuries permanentes.
  • Agroforesterie : l’introduction d’arbres et arbustes multiplie les niches écologiques, freine la dissémination aérienne des spores et favorise la diversité biologique.

2. Innovations en biocontrôle

  • Biopesticides naturels (champignons antagonistes, bactéries, extraits de plantes) : selon l’IBMA, la France compte aujourd’hui près de 200 solutions de biocontrôle autorisées, utilisées sur 18% des surfaces traitées en grandes cultures.
  • Confusion sexuelle et pièges à phéromones : en viticulture, la confusion sexuelle contre la tordeuse de la grappe couvre déjà plus de 100 000 hectares (source Association Vignerons Engagés, 2023), réduisant de plus de 90% le recours aux insecticides chimiques dans de nombreuses exploitations.

3. Surveillance et intervention raisonnée

  • Outils de diagnostic in situ (piégeage, observation des seuils, modélisation épidémiologique) permettent de n’intervenir que lorsque la pression sanitaire l’exige, limitant l’utilisation systématique de substances chimiques.
  • Des plateformes collaboratives telles qu’Agritel ou FarmLeads encouragent le partage des observations et la mutualisation des stratégies de contrôle.

Preuves et limites : ce que disent les expérimentations

Plusieurs grands réseaux d’expérimentation démontrent l’efficacité de ces stratégies, mais aussi leurs contraintes :

  • Selon le réseau DEPHY FERME, les 3 000 exploitations engagées en France ont en moyenne réduit l’utilisation de produits phytosanitaires de 24 % entre 2012 et 2021, et jusqu'à 49 % pour le quintile le plus avancé (source : Ecophyto 2023).
  • En grandes cultures céréalières, la réduction des engrais minéraux est en moyenne de 15 à 25 %, portée surtout par l’intégration de légumineuses (source : Terres Innovantes).
  • En arboriculture et maraîchage, les réductions sont plus variables, allant de 30 à 70 % des fongicides et insecticides dans les systèmes favorisant la diversité végétale et les auxiliaires.

Le retour en arrière reste possible : les expérimentations montrent que la transition agroécologique nécessite un « apprentissage » (expérimentation, échange de connaissances, adaptation locale) et que certains bioagresseurs (ex : pucerons en betterave, mildiou de la pomme de terre) sont plus complexes à gérer sans soutien chimique, notamment dans certaines conditions climatiques extrêmes.

Levier économique et politique : la dépendance aux intrants, enjeu de souveraineté

En s’affranchissant progressivement des intrants de synthèse, les exploitations réduisent non seulement leur impact écologique mais renforcent aussi leur souveraineté économique. En 2022, le poste « engrais et amendements » a représenté jusqu’à 45 % du coût de production du blé tendre au pic de la crise azotée (source FNSEA). La maîtrise des cycles biologiques et l’intégration des ressources locales amortissent donc les chocs liés à la volatilité internationale.

D’un point de vue politique, la transition agroécologique rejoint aussi les objectifs européens du Pacte Vert (Green Deal) et de la stratégie « De la fourche à la fourchette » : réduction de 50 % des pesticides et de 20 % des engrais de synthèse d’ici 2030. La France a pris l’engagement d’atteindre 18 % de sa SAU (surface agricole utilisée) en bio d’ici 2027. Ces dynamiques accélèrent le déploiement et l’innovation agronomique à toutes les échelles.

Ce qu’il faut retenir, et où regarder pour la suite

La réduction de la dépendance aux intrants chimiques par l’agroécologie est désormais un fait établi scientifiquement : apports organiques, pratiques culturales diversifiées, mise en œuvre du biocontrôle et recours à la biodiversité fonctionnelle constituent des leviers efficaces, largement validés par l’expérimentation et l’observation de terrain. Pour autant, cette transition demande adaptation locale, formation continue, soutien à l’innovation et engagement collectif, agriculteurs comme consommateurs.

L’agroécologie ouvre donc la voie à une agriculture plus résiliente, moins exposée aux aléas du marché mondial des engrais et pesticides, et mieux à même de répondre aux attentes sociétales (environnement, santé, souveraineté alimentaire). Observer les succès, relever les défis restant à surmonter et appuyer le transfert des connaissances scientifiques seront les prochaines étapes-clés. Les années à venir seront décisives pour inscrire ces pratiques dans le quotidien de toutes les agricultures – des grandes plaines céréalières aux petites fermes maraîchères.

Sources : INRAE, Terres Innovantes, Agreste, Ecophyto, Terre-net, Association Vignerons Engagés, CNRS, FNSEA, IBMA, Chambres d’agriculture, plateformes DEPHY FERME.

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