Agroécologie : une alternative viable pour répondre aux défis alimentaires mondiaux ?

05/06/2025

Pourquoi la question de l’agroécologie ne peut plus être éludée

À l’heure où la population mondiale approche les 8 milliards d’habitants — cap attendu d’ici la fin de la décennie selon l’ONU —, la capacité à produire suffisamment de nourriture suscite un débat particulièrement vif. Entre exigences de productivité, pressions environnementales et épuisement des ressources, le modèle agricole intensif montre ses limites. C’est là qu’intervient l’agroécologie, souvent présentée comme une solution pour réconcilier l’agriculture avec la préservation de la planète.

Mais l’agroécologie, avec ses principes d’association de cultures, de gestion économe des intrants et de renforcement de la biodiversité, peut-elle réellement soutenir la production alimentaire à l’échelle mondiale ? Au-delà des convictions, il s’agit d’une question fondamentalement technique, où le pragmatisme s’impose face à l’urgence de nourrir 10 milliards d’humains d’ici 2050 (FAO).

Définir l’agroécologie : principes, pratiques et ambitions

L’agroécologie n’est ni une méthode figée, ni une simple réduction des pesticides. C’est un ensemble de pratiques agricoles qui s’inspirent du fonctionnement des écosystèmes :

  • Diversification des cultures : mise en place de cultures associées, rotations longues, agroforesterie…
  • Limitation des intrants de synthèse : usage restreint d’engrais et de pesticides chimiques, préférence pour les fertilisants organiques et les biocontrôles.
  • Gestion raisonnée de l’eau et des sols : interventions minimales du sol, couvertures végétales permanentes, lutte contre l’érosion.
  • Favorisation de la biodiversité : haies, bandes fleuries, zones humides, maintien des auxiliaires de cultures.

Portée par des mouvements paysans depuis des décennies, l’agroécologie suscite aujourd’hui l’intérêt de la recherche scientifique, des politiques agricoles européennes (voir le “Green Deal”) et d’organisations internationales comme la FAO. Elle va au-delà de la simple réduction d’impact : elle ambitionne de transformer les systèmes alimentaires, de la production à la consommation.

Que disent les chiffres sur les rendements de l’agroécologie ?

Premier point d’interrogation majeur : le rendement à l’hectare, critère clé de la sécurité alimentaire. Il existe un consensus sur le fait que, comparée à l’agriculture intensive conventionnelle, l’agroécologie peut conduire à des rendements légèrement inférieurs dans un premier temps. Les fourchettes varient selon les cultures, les contextes pédoclimatiques et le degré d’application des principes agroécologiques :

  • En grandes cultures (blé, maïs, colza) : études européennes (INRAE, 2016) rapportent une baisse de rendement comprise entre 10 et 25% sur les premières années de conversion agroécologique, notamment si l’usage d’intrants diminue fortement.
  • Pour des systèmes agroforestiers ou maraîchers, certains modèles sont capables de concurrencer la productivité conventionnelle à moyen terme (Gliessman, University of California ; étude du CIRAD sur le Sahel en mil-sorgho, 2014).
  • La FAO indique que les approches agroécologiques, lorsqu’elles sont correctement adaptées au contexte local (type de sol, espèces cultivées, climat), peuvent générer des rendements équivalents ou supérieurs sur des systèmes vivriers (2018).

Un fait majeur : c’est l’efficacité globale du système, et non le rendement monoculture par monoculture, qui change la donne. L’association maïs-haricot-courge (système milpa d’Amérique centrale) illustre cela : la productivité alimentaire combinée surpasse celle de la monoculture de maïs.

Des ressources naturelles en tension : l’agroécologie, réponse au coût écologique de la production alimentaire ?

Sur près de 40% des terres émergées consacrées à l’agriculture (World Bank, 2021), la dégradation des sols, la raréfaction de l’eau douce et l’érosion de la biodiversité inquiètent les milieux scientifiques. Chaque année, on estime que 24 milliards de tonnes de sol fertile sont perdues (UNCCD, 2017).

  • En Afrique de l’Ouest, les systèmes agroécologiques réduisent de 30 à 70% les pertes de sol par érosion (CIRAD, 2021).
  • En France, la conversion à l’agroécologie a permis, sur 10 ans, de réduire en moyenne de 20% les besoins en irrigation sur les exploitations céréalières pilotes suivies par l’INRAE.

Autre atout révélé lors d’études au Kenya et au Malawi : face aux épisodes de sécheresse, les champs gérés en agroécologie affichent moins de perte de rendement qu’en agriculture conventionnelle, grâce à une meilleure résilience des sols riches en matière organique.

La productivité alimentaire : quantité produite ou accès réel ?

Un point souvent sous-estimé dans le débat : le problème n’est pas uniquement de produire plus, mais de garantir l’accès à une alimentation suffisante, diversifiée et de qualité. Aujourd’hui, le monde produit en moyenne 2800 kcal par personne et par jour, soit a priori assez pour nourrir 10 milliards d’humains (FAO, 2023). Mais les problèmes de gaspillage (1/3 de la production jetée selon le World Economic Forum), de mauvaise répartition et de pertes post-récolte biaisent le tableau.

L’agroécologie, par la relocalisation de la production, le renforcement des filières courtes et le développement d’aliments à haute valeur nutritive, contribue à atténuer ces pertes :

  • Réduction du gaspillage : Les circuits courts (AMAP, marchés de producteurs) réduisent de 10 à 30% les pertes alimentaires par rapport à la grande distribution, selon une étude de l’INRAE de 2020.
  • Amélioration de la nutrition : Diversification alimentaire, stimulation de la consommation de protéines végétales, maintien de micronutriments via la rotation des cultures… Le potentiel nutritionnel dépasse souvent la simple question calorique.

Quels freins à une généralisation de l’agroécologie à l’échelle mondiale ?

De nombreuses limites freinent la diffusion massive de l’agroécologie, qu’il s’agisse de contraintes socio-économiques, de compétences ou d’infrastructures :

  1. Accès à la formation : L’agroécologie requiert un solide savoir-faire agronomique — rotations complexes, connaissance des auxiliaires, etc. Les dispositifs de formation sont encore inégaux, notamment en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est.
  2. Transformation des filières : Le stockage, la logistique et même la transformation industrielle sont pensés pour des volumes homogènes — un frein pour des matières premières issues de systèmes diversifiés.
  3. Politiques agricoles : Les aides (PAC, subventions aux engrais) restent trop souvent calquées sur le modèle intensif. Toutefois, la stratégie “De la ferme à la table” de l’Union européenne et la nouvelle PAC (2023-2027) amorcent un changement avec 25% des terres devant être cultivées en bio à l’horizon 2030.
  4. Investissements et accès au marché : Les exploitations agroécologiques sont parfois confrontées à des miettes de marché, faute d’infrastructures ou de débouchés organisés. Le marché du “produit durable” reste localisé et fragile.

Notons aussi l’importance du facteur temps. Les bénéfices agroécologiques (fertilité accrue, résilience, cercle vertueux biodiversité-productivité) ne sont souvent pleinement perceptibles qu’après plusieurs années, ce qui peut décourager les agriculteurs dans l’attente d’un retour sur investissement rapide.

Quand l’agroécologie performe : retours d’expériences et innovations inspirantes

Certaines régions et projets démontrent que la transition agroécologique à grande échelle s’avère possible, avec des résultats probants :

  • Brésil, État du Ceará : Plus de 150 000 exploitations pratiquent l’agroécologie, combinant cultures vivrières, arbres fruitiers et élevage extensif. Le recours à la diversification et à la mutualisation des ressources réduit leur dépendance aux intrants de synthèse et sécurise l’approvisionnement local (FAO, 2020).
  • Inde, Andhra Pradesh : Le programme “Zero Budget Natural Farming” lance l’objectif de 6 millions d’agriculteurs formés d’ici 2030, sur 8 millions d’hectares. À ce stade, une réduction de 75% de l’usage des pesticides et une augmentation de la rentabilité ont été relevées. (T. Alterman, IATP, 2021).
  • France, ferme du Bec Hellouin : Sur moins d’un hectare maraîcher en agroécologie intensive, jusqu’à 50 000 euros de revenus nets par an et des rendements de légumes comparables à ceux de systèmes conventionnels, avec une empreinte carbone fortement réduite (INRAE, 2018).

À l’échelle mondiale, une métanalyse menée par l’Université du Michigan a compilé 293 études de cas : l’agriculture biologique et agroécologique atteint en moyenne 80% du rendement conventionnel, mais cette moyenne masque d’importantes différences selon les cultures et les régions.

Défis du XXI siècle : doit-on opposer agroécologie et productivisme ?

L’équation n’est pas de choisir entre rendement maximal et durabilité absolue, mais d’ajuster la transition pour répondre à la fois à la maîtrise de la production et au maintien des ressources naturelles. Certains leviers sont d’ores et déjà identifiés :

  • Innovation agronomique : Utilisation de biotechnologies pour les variétés adaptées à la diversification, outils de suivi numérique pour optimiser les associations de cultures (ex. projets d’agriculture de précision en agroécologie, ADEME 2023).
  • Soutien politique et financier ciblé : Réorientation des politiques de subvention, création de marchés publics pour la restauration collective, labelisation et traçabilité des productions agroécologiques.
  • Relocalisation intelligente : Approches alimentaires territorialisées, circuits courts connectés au tissu urbain, réduction des pertes tout au long de la chaîne logistique.

À moyen terme, les scénarios prospectifs du Rapport “Agrimonde-Terra” (INRAE-CIRAD, 2016) évaluent que l’Europe pourrait nourrir sa population avec des pratiques proches de l’agroécologie (réduction des intrants synthétiques, rotation longue, diversification), à condition de modérer la consommation de produits animaux et de lutter activement contre le gaspillage.

Agroécologie et sécurité alimentaire : vers un compromis dynamique

L’agroécologie seule ne constitue pas une solution miracle à l’insécurité alimentaire globale — elle doit composer avec les contextes locaux, les contraintes démographiques, climatiques et économiques. Néanmoins, ses bénéfices sur les ressources naturelles, la souveraineté alimentaire et la continuité nutritionnelle en font une voie incontournable pour réconcilier production, environnement et équité.

La clé d’une alimentation mondiale pérenne pourrait résider dans la combinaison intelligente des pratiques agroécologiques, d’innovations technologiques, de transformations profondes des habitudes alimentaires et d’infrastructures adaptées pour réduire le gaspillage et les inégalités d’accès. Un défi à la hauteur du XXI siècle.

Sources principales : FAO, INRAE, CIRAD, World Bank, UNCCD, ADEME, University of Michigan, IATP.

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